(a) L'idéalisme et le matérialisme sont de dangereuses dialectiques. Ils sont les conséquences indissociables de la même hypothèse simplificatrice : une culture sans nature.
(b) Cette simplification est compréhensible. Mais elle est lourde de conséquences totalitaires.
- "Soit nous croyons que l'évolution humaine se fait dans une continuité, soit nous tombons dans un travers métaphysique qui consiste à penser que les hommes et leur culture sont complètement séparés de la nature, qu'ils surgissent de nulle part, qu'aucun élément ou caractéristique ne vient de leurs ancêtres. (René Girard et al., "Les Origines de la culture", Desclée de Brouwer, Paris, 2004, page 223)".
(c) Nous ne pouvons construire durablement nos représentations sur une hypothèse simplificatrice qui nous fait ignorer les systèmes naturels où nous puisons notre apparente productivité.
(d) L'opposition stérile du matérialisme et de l'idéalisme provient de leur commun refoulement de l'auto-production de la nature. Celle-ci a pourtant commencé bien avant l'émergence (relativement tardive, aux échelles géologiques ou astronomiques) des cultures humaines.
- "Comment la culture doit-elle progresser pour développer convenablement, jusqu'à leur destination, les dispositions de l'humanité en tant qu'espèce morale, de sorte que la culture ne s'oppose plus à l'humanité en tant qu'espèce naturelle ? (Kant, "Conjectures sur le commencement de l'histoire humaine")".
(e) Certes, la culture échappe partiellement à la nature. Mais faire de cette évolution une autonomie est une erreur écologique et une illusion psychologique. C'est un point sur lequel insiste particulièrement Jacques Lacan.
- "L'approche biologique (ou éthologique) empirique ne permet donc pas d'approfondir le problème de la spécificité du sujet humain. L'être humain se distingue de l'animal pour autant qu'il reconnaît son image spéculaire comme étant celle de son propre corps. Cette reconnaissance de soi permet, selon Lacan, de situer l'identification humaine à un niveau qui ne relève plus simplement de la maturation biologique de l'organisme. La reconnaissance de soi dans l'image spéculaire introduit une rupture de plan. Elle se situe à l'endroit où l'être humain se distingue de l'animal. Il serait dès lors possible de déterminer ce moment de rupture comme moment éminemment «philosophique», pour autant qu'il détache l'homme de son immédiateté naturelle et constitue la matrice de ce qui est le propre de l'être humain et du sujet de la philosophie : sa conscience de soi. La maîtrise de soi de l'homme, la maîtrise de son corps propre et, par conséquent, la maîtrise de la nature (de sa propre nature animale, et de la nature en tant que monde extérieur) serait due au fait qu'il est un être conscient de lui-même, conscient d'être un Moi, d'être un individu singulier pourvu d'une volonté propre. Le stade du miroir peut être déterminé comme ce moment originaire mythique de la naissance du sujet et de son opposition à l'objet, à la nature, à l'animal et, par la suite, à l'animalité en lui. Mais cette interprétation philosophique du «stade du miroir» relève cependant d'une nouvelle méprise. La théorie psychanalytique a pour but de montrer que la détermination du sujet ne repose ni sur une nature ni sur une «philosophie du Moi». La rupture de plan que Lacan situe au niveau du stade du miroir est d'un ordre différent. L'interprétation biologique ou éthologique ne permet pas de dégager la dimension de l'être humain, du sujet en tant qu'il s'y manifeste justement au niveau d'une rupture de plan et de dimension. L'interprétation «philosophique» qui identifie le sujet au Moi tout en introduisant un semblant de rupture de plan reste prise dans le leurre imaginaire qui caractérise la fonction naturelle de l'image. Lacan reproche donc à la «philosophie du Moi» de rater le véritable sujet, en ne retenant que la seule conscience de soi, médiée par l'expérience spéculaire. (Thierry Simonelli, "Le Moi chez Freud et chez Lacan", document du web)".
(f) Peut-être faut-il faire remonter au Néolithique cette illusion ethnique d'une culture sans nature.
- "La séparation des structures de réciprocité de leurs conditions d'origine (le réel), par leur reproduction à un autre niveau (l'imaginaire), autorise une invention libre des valeurs. Une invention qui se perdrait dans une multiplicité de manifestations si la réciprocité dans le langage ne les relativisait à leur tour pour engendrer du symbolique pur. Il n'est pas de parole adressée à autrui qui ne doive prendre en compte le contexte de celui-ci et se soucier de ses conditions d'existence. Cette réplique de la réciprocité d'origine en réciprocité voulue par la pensée devient la règle de réciprocité (au terme de la rencontre de deux groupes de Nambikwara, décrite dans "Tristes Tropiques" par Lévi-Strauss, les Nambikwara décident de s'appeler beaux-frères). Cette superposition de la règle à la réciprocité des origines peut laisser croire que l'imaginaire est tributaire du réel, mais il s'en sépare au contraire puisque il devient capable de l'organiser. La conscience retourne vis-à-vis du réel une volonté libérée par la réciprocité de tout déterminisme. Mais dès lors la réciprocité est sa propre loi. La parole n'est pas seulement désignation ou proclamation du sens, elle est un principe d'organisation de la société pour la création de toujours plus de sens. Il est coutumier d'appeler les procédures ayant trait au respect des conditions d'existence d'autrui des dons. Les relations primitives sont ainsi reproduites ou traduites en termes de dons réciproques, et parfois ces dons se superposent aux relations de réciprocité de parenté, et même les remplacent : compositions ou compensations sont des promesses de réciprocité (des gages) mais qui peuvent se confondre avec des dons. Les dons sont ainsi des symboles, des paroles silencieuses qui permettent à l'imaginaire de franchir les limites du réel, de s'éloigner du corps à corps des premiers hommes, pour donner une vie propre à ces valeurs inconnues de la nature et que produisent les structures de réciprocité, comme l'amitié, la justice, la responsabilité, etc... Ainsi le passage du réel à l'imaginaire, puis au symbolique est pratiquement sans solution de continuité bien que l'on passe d'un niveau de réalité à d'autres niveaux de réalité. Lewis Hyde a illustré cette dynamique chez les Maori et les Inuits : la réciprocité du face à face produit l'amitié, puis le cercle s'agrandit à la société entière. Puis les Maori intègrent à la réciprocité des dons, les forêts qui leur donnent les oiseaux, et les Inuits les rivières qui leur donnent le poisson, puis la terre, le soleil, et le ciel, et construisent ainsi des chimères de réciprocité qui procurent une âme à l'univers... Il y a ainsi trois partenaires au cycle du don : la nature, soi-même et autrui. Mais les Maori ne s'arrêtent pas là, car sinon la nature serait comme un premier donateur, et le prestige s'accumulerait à son bénéfice et deviendrait un pouvoir occulte. Les Maori invitent l'inconnu à la théorie du don. Cette fois, le don se poursuit à l'infini, se constituant en principe de l'anti-pouvoir, que l'on appelle le Seigneur dans la tradition juive. Et lorsque l'homme conçoit le principe du don comme origine du politique, et qu'il ne se contente plus de recevoir de la nature, mais produit à sa place les choses bonnes à donner, qu'il produit bien sûr pour donner, il devient lui-même le Seigneur. La révolution néolithique ne réalise-t-elle pas ce passage d'une époque où la réciprocité s'exprimait dans le réel, épouser, combattre, nourrir, cueillir, à une époque où le travail permet à l'homme d'être à l'origine de la conscience du don ? (Dominique Temple, "La Théorie de Lupasco et trois de ses applications", document du web)".
(g) On assiste à une tentative de réinsertion de l'homme dans la nature, par des auteurs comme Nicholas Georgescu-Roegen et René Passet.
- "D'un point de vue classique, les gains de productivité de l'agriculture sont spectaculaires. Alors qu'on produisait en moyenne, dans la France de 1880, 13,90 quintaux de blé par hectare, on en récoltait 63 quintaux en 1988. Toujours en France, un agriculteur nourissait en moyenne sept personnes en 1960 ; il en nourrit aujourd'huiune quarantaine. Or, d'un point de vue bioéconomique, le bilan s'inverse. La productivité énergétique de l'agriculture intensive et artificialisée apparaît en effet plus faible que celle, non pas du siècle dernier, mais de l'agriculture primitive. Alors qu'une kilocalorie fossile suffisait à produire 5 à 50 kilocalories alimentaires, il était déjà nécessaire, dans les années 1970, d'investir 5 à 10 kilocalories pour obtenir une seule kilocalorie alimentaire. Ce qui ne signifie nullement qu'il faille revenir à l'agriculture primitive, comme le remarque évidemment René Passet, mais qu'on ne pourra perséverer indéfiniment sur cette voie. (Dominique Bourg, "Le paradoxe de nos relations à la nature", in "Environnement, représentations et concepts de la nature", collectif, L'Harmattan)".
(h) Sur le Cédérom Encyclopédique (http://hubhoud.wikeo.be/cdencycl.html) vous trouvrez : Abstraction comme exclusion. Font. Grande Mère. Illusion ethnique. Orgon. Pensée du même. Prohibition de l'inceste. Production de la nature par la nature.